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À REYKJAVIK, À NEW YORK,
À LA MAISON
Après mon retour en Angleterre, les producteurs avaient encore un dernier défi pour moi : apprendre une nouvelle langue en une semaine, en partant de rien et devant les caméras. Pendant plusieurs mois, ils avaient fait des recherches et leur choix s’était finalement porté sur l’islandais – une langue à déclinaisons, en grande partie figée depuis le XIIIe siècle, comparable au vieil anglais et parlée aujourd’hui par trois cent mille personnes environ. Ci-dessous un exemple écrit pour se faire une idée :
Mörður hér maður er kallaður var gígja. Hann var sonur Sighvats hins rauða. Hann bjó á Velli á Rangárvöllum. Hann var ríkur höfðingi og málafylgjumaður mikill og svo mikill lögmaður að engir þótttu löglegir dómar dæmdir nema hann væri voð. Hann átti dóttur eina er Unnur hét. Hún var væn kona og kurteis og vel að sér og þótti sá bestur kostur á Rangárvöllum.
(Extrait, en islandais, de la Saga de Njall le brûlé, la plus célèbre saga islandaise, datant du XIIIe siècle.)
« Il y avait un homme qui s’appelait Mördr, surnommé la Viole ; c’était le fils de Sighvatr le Rouge ; il habitait à Völlr dans les Rangárvellir. C’était un puissant chef, grand entrepreneur de procès et si versé dans la connaissance des lois qu’il n’y avait pas de jugement rendu qui parût légal s’il n y avait pris part. Il avait une fille qui s’appelait Unnr ; c’était une belle femme, courtoise et accomplie, et on la tenait pour le meilleur parti des Rangárvellir[26]. »
L’islandais est considéré comme une langue très complexe et très difficile à apprendre. Par exemple, il n’existe pas moins de douze termes différents pour chacun des quatre premiers chiffres (1, 2, 3, 4) selon le contexte de la phrase. Les substantifs islandais se divisent en trois genres : le masculin, le féminin et le neutre. Les adjectifs s’accordent en genre avec les substantifs : soit Gunnar, un homme et Helga, une femme, alors Gunnar er svangur (Gunnar est affamé) mais Helga er svöng (Helga est affamée). De plus, l’islandais n’emprunte pas de mot à d’autres langues, comme le fait l’anglais, mais crée systématiquement ses propres mots pour les objets modernes : tölva pour « ordinateur » et simi pour « téléphone » (d’après un vieux mot islandais qui signifie « fil »).
Au mois de septembre, le choix des producteurs me fut communiqué par la poste. Je reçus un paquet qui contenait un dictionnaire de poche, un album pour la jeunesse, deux grammaires et quelques journaux. La production avait décidé, pour des raisons de budget, de ne passer que quatre jours en Islande, au lieu de la semaine initialement prévue. Pour cette raison, le matériel d’apprentissage m’avait été envoyé quelques jours avant le départ. Il y avait pourtant un sérieux problème : le dictionnaire était très petit, ce qui rendait les textes presque impossibles à déchiffrer. J’étais également déçu de ne passer que quatre jours en Islande, sachant que le sommet de ce défi linguistique serait une interview télévisée à Reykjavik entièrement en islandais. Pour le réussir, j’avais besoin de me confronter le plus possible à la langue parlée.
Étant donné la situation, je fis du mieux que je pus avec ce que j’avais. J’appris des phrases courantes et du vocabulaire d’après les grammaires et je m’exerçai à construire mes propres phrases en m’inspirant des modèles que j’arrivais à déduire des différents textes. L’un des livres était accompagné d’un CD et j’essayai de l’écouter pour me faire une idée de l’accent et de la prononciation, mais j’eus beaucoup de mal à me concentrer à cause de cette tendance de mon cerveau à s’allumer et à s’éteindre lorsque je suis en phase d’écoute. Avec un interlocuteur, je peux faire attention, fournir un effort tout particulier pour rester concentré, mais avec un CD, c’est plus difficile. Je suppose que c’est parce que je ne ressens pas autant le besoin de m’investir. Quand le jour du départ arriva, toutes ces difficultés m’avaient rendu très soucieux.
Vint le moment de dire au revoir à Neil, encore une fois, bien que ce ne soit, à cette occasion, que pour quelques jours. Je pris un taxi et retrouvai l’équipe de tournage à l’aéroport. Heureusement, tout était calme et il n’y avait pas beaucoup de monde. J’avais emporté les livres dans mes bagages, mais j’espérais avoir un meilleur matériel, une fois en Islande. Le vol ne fut pas long et je passai l’essentiel du temps à regarder par le hublot ou à lire des livres islandais pour enfants.
L’Islande est l’un des plus petits pays du monde avec une population qui dépasse à peine le quart de million. Elle est située dans l’Atlantique Nord, juste au sud du cercle Arctique. Assise sur un point chaud de la faille atlantique, l’île est géologiquement très active. Il y a plusieurs volcans en activité, des geysers et les sources d’eau chaude chauffent un grand nombre de maisons islandaises. Le taux d’alphabétisation de la population a atteint 100 %. La poésie et la littérature y sont populaires. L’Islande détient le record mondial du nombre de livres, de magazines et de périodiques publiés par habitant.
Arrivés à l’aéroport de Keflavik, un bus nous emmena jusqu’à la plus grande ville d’Islande, sa capitale, Reykjavik (dont la population de cent dix mille habitants lui a valu le surnom de Stærsta smáborg i heimi – « la plus grande petite ville du monde »).
Nous étions à la fin de l’été bien que le temps soit calme : l’air était frais et piquant, mais pas trop froid. Le bus avait de longues vitres brillantes qui couraient sur ses côtés et, en regardant dehors pendant le trajet, nous voyions de longs et larges agrégats nuageux gris ou argentés dans le ciel – qui était par ailleurs d’un bleu dur et métallique. En arrivant à Reykjavik, je vis la lumière du jour qui faiblissait et s’obscurcissait. Je fermai les yeux et comptai pour moi-même en islandais : einn, tveir, þrír, fjórir…
À l’hôtel, je rencontrai ma répétitrice islandaise, Sigriður, qui me proposa de l’appeler « Sirry » pour faire plus court. Sirry travaillait avec des étudiants étrangers à l’Université, mais elle n’avait jamais entendu parler de quelqu’un qui tente d’apprendre l’islandais en si peu de temps. Elle doutait que ce fût possible. Dans un sac, Sirry avait apporté un certain nombre de lectures. Dès qu’une opportunité se présentait, nous ouvrions les livres et je lisais des pages à haute voix pour qu’elle puisse corriger ma prononciation et m’aider avec les mots que je ne comprenais pas.
La grande quantité de lectures qu’on m’avait procurées me permit de développer un sens intuitif de la grammaire islandaise. L’une des premières choses que je remarquai était qu’il semblait qu’un grand nombre de mots soient rallongés selon leur place dans la phrase. Par exemple le mot bok (livre) est souvent plus long quand il est utilisé en début de phrase : Bókin er skrifuð á íslensku (le livre est écrit en islandais) et encore plus long s’il est en fin de phrase : Ég er nýbúinn að lesa bókina (je viens de finir le livre). Autre exemple, le mot borð (table), Borðið er stórt og þungt (la table est grande et lourde) et Orðabókin var á borðinù (le dictionnaire était sur la table). La place des mots dans la phrase m’aida à deviner les formes grammaticales que chacun devait prendre.
Le manque de temps rendait le défi particulièrement difficile. Une grande partie de mon apprentissage s’effectuait dans la voiture, quand nous allions d’un endroit de tournage à un autre – la chose s’avérant d’autant plus difficile que Sirry était malade en voiture. Il y avait bien sûr un avantage à se promener ainsi car l’Islande est visuellement un endroit étonnant. C’était l’occasion pour moi d’en absorber l’atmosphère, ce qui aurait été impossible dans une salle de classe ou une chambre d’hôtel.
Nous passâmes une journée à Gullfoss, « la cascade d’or ». Alimentée par la rivière glaciale Hvita, l’immense cascade blanche fait une chute de 32 mètres dans un étroit canyon de 70 mètres de profondeur et de 2,5 kilomètres de long. Vue de près, la fine bruine tombant continuellement dans l’air gorgé d’humidité ressemblait pour moi au nombre 89.
Un voyage à la station thermale de la vallée d’Haukadalur me permit de voir les fameux geysers islandais. Le mot geyser vient du verbe islandais gjosa qui signifie « jaillir ». C’est un phénomène rare : il n’en existe qu’environ mille dans le monde entier. Les geysers se forment à partir de l’eau de surface qui ruisselle par les fissures et s’accumule dans des cavernes. L’eau ainsi emprisonnée est chauffée par les roches volcaniques qui l’entourent jusqu’à une température d’environ 93°, ce qui la transforme en vapeur et la fait jaillir. Au bout d’un moment, l’eau restant se rafraîchit et sa température tombe en deçà du point d’ébullition. L’éruption prend fin. L’eau de surface retourne vers son réservoir, par les fissures, et tout le cycle recommence, encore et encore.
Je fus fasciné par les geysers en éruption. Au début, l’eau de couleur turquoise commence à bouillonner, puis de grandes bulles apparaissent et éclatent, envoyant de l’eau bouillante dans les airs. L’éruption elle-même est soudaine et violente, produisant une colonne épaisse et aérienne d’eau scintillante, à plus de dix mètres de hauteur. L’air autour du geyser est saturé d’une odeur de soufre, comme celle des œufs pourris, que le vent emporte, heureusement.
Les longs trajets entre les séances de tournage étaient très fatigants et les pauses-déjeuner toujours bienvenues. Alors que l’équipe commandait des hamburgers et des frites, je faisais l’expérience de plats islandais traditionnels comme le kjötsúpa (soupe d’agneau) et plokkfiskur (une sorte de hachis au poisson). Le plus possible, je conversais entièrement en islandais avec Sirry et je prenais des notes dans un grand carnet noir que j’emportais partout.
Le point culminant du défi était une interview dans une émission d’actualité très populaire, Kastljós (Sous les projecteurs). J’étais aussi nerveux que confiant avant l’interview, bien que n’ayant aucune idée des questions à venir. Pendant presque un quart d’heure, je parlai avec les deux présentateurs, uniquement en islandais, devant des centaines de milliers de personnes. Ce fut une expérience étrange que d’être assis devant les caméras et de discuter dans une langue que je ne connaissais que depuis une semaine. Le fait d’être parfaitement compris était tout aussi étrange. Pendant la semaine, j’avais observé les Islandais parler dans leur langue. Cela paraissait si naturel et si facile. C’était comme s’ils respiraient en islandais. En comparaison, mon discours était lent et hésitant. J’expliquai à mes interviewers : « Ég er með islensku asma » (J’ai de l’asthme islandais).
Il y eut d’autres interviews avec les médias locaux de Reykjavik, dont une apparition dans l’émission du matin la plus regardée. Là encore, l’interview se fit entièrement en islandais. Sirry y était également présente et on lui fit beaucoup de compliments pour l’excellent travail qu’elle avait réalisé pendant cette semaine. Dans le cadre du documentaire Sirry donna aussi une interview en anglais. Elle disait notamment qu’elle n’avait jamais eu un élève comme moi et que je n’étais « pas humain » ! Je lui étais très reconnaissant – et pas seulement parce que son aide et ses encouragements m’avaient été d’une aide inestimable.
À la fin du tournage, en rentrant de Reykjavik, j’eus l’occasion de prendre un peu de recul et de considérer tout le chemin parcouru. Quelques années plus tôt, tout cela aurait paru impossible. Comment aurais-je pu vivre une vie aussi indépendante ? Prendre l’avion, voyager dans un pays aussi grand que les États-Unis, rencontrer tant de gens différents et visiter tant d’endroits, et être assez sûr de moi pour partager ce que j’avais de plus intime avec le monde entier ? Cette visite en Islande avait été à la fois stupéfiante et émouvante et j’avais ressenti comme un privilège que le peuple islandais m’accueille avec autant de chaleur et d’enthousiasme. Voilà la chose la plus étrange : c’étaient les mêmes aptitudes qui m’avaient tenu à l’écart de mes pairs lorsque j’étais enfant et adolescent, qui m’avaient isolé du reste du monde, qui m’aidaient désormais à communiquer avec d’autres personnes, à l’âge adulte, et à me faire de nouveaux amis. Ces derniers mois avaient été incroyables, et ce n’était pas fini.
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Un matin de printemps, l’année suivante, je reçus un coup de téléphone de bonne heure qui m’apprit que j’étais invité à la prochaine édition du Late Show with David Letterman. Discovery Science Channel, qui avait diffusé Brainman pour la première fois aux États-Unis, quelques semaines plus tôt, avait suggéré l’idée. La réaction au film avait été très positive et nous avait même valu une critique détaillée dans le New York Times. Bien que je n’aie jamais vu l’émission de Letterman auparavant, je la connaissais de nom, je savais qu’elle existait depuis longtemps et qu’elle était populaire. L’équipe de Discovery Science Channel proposait de me payer le voyage à New York. On avait déjà prévu un programme pour moi, mais il fallait que je parte dès cet après-midi pour enregistrer le lendemain.
J’avais la chance que Neil travaille à la maison et qu’il soit d’accord pour m’aider à faire mes bagages et m’emmener à l’aéroport. La réservation avait été faite pour moi par Internet ; la seule chose qu’on me demandait, c’était d’être prêt et de partir. La soudaineté de ce départ fut une bonne chose parce que je n’eus pas le temps de m’angoisser. Au lieu de cela, je me concentrai sur mes rituels : me laver, m’habiller, faire mon sac. Dans la voiture, Neil essaya de me calmer en me disant de profiter de cette expérience et d’être simplement moi-même.
J’étais bien placé dans l’avion, mon siège était confortable et je pus dormir pendant presque tout le trajet, ce qui m’aida beaucoup. Arrivé à JFK, je suivis les autres passagers dans les couloirs et nous arrivâmes aux services de l’immigration. Quand ce fut mon tour, je m’avançai au guichet et tendis mon passeport. De l’autre côté de la vitre, l’homme me demanda combien de temps je pensais rester aux États-Unis et je répondis : « Deux jours. » Surpris, il releva la tête : « Seulement deux jours ? » et je hochai la tête.
Il me considéra un moment, immobile, puis me rendit mon passeport et me fit signe de passer. Après avoir récupéré mon sac, je me retrouvai dans le terminal de l’aéroport. Je vis un homme qui portait une pancarte avec mon nom dessus. On m’avait dit qu’un chauffeur viendrait me chercher à JFK et j’allai vers lui. Il prit mon sac et m’accompagna jusqu’à une voiture longue, noire et brillante. Il me déposa à mon hôtel sur Central Park South et repartit. Il y a peu de temps encore, j’aurais été terrifié à l’idée d’entrer seul dans un hôtel, d’essayer de trouver ma chambre dans le dédale des couloirs numérotés, de finalement me perdre irrémédiablement. Désormais j’étais habitué aux hôtels et cela ne représentait plus un problème. Je récupérai mes clés, montai jusqu’à ma chambre et allai me coucher.
Le lendemain matin, je rencontrai une représentante de Science Channel, Beth. Elle devait s’assurer que j’étais habillé convenablement pour l’émission (des couleurs, rien de blanc et pas de rayures), me rassurer et me mettre le plus à l’aise possible. Nous marchâmes ensemble le long d’une série d’interminables rues affairées jusqu’au Ed Sullivan Theater, un studio de télévision et de radio situé sur Broadway, au 1697, siège du Late Show depuis douze ans. Après avoir reçu un passe, je fus accueilli par la production qui m’expliqua le déroulement de l’émission du jour. Il n’y avait qu’un petit trajet depuis les loges jusqu’au plateau et une seule marche avant de serrer la main de David et de m’asseoir. Les fauteuils étaient larges et doux, mais il faisait très froid dans le studio. On m’expliqua que David insistait pour que la température soit maintenue à 14°. J’espérais simplement que je ne tremblerais pas trop pendant l’émission.
J’eus le temps de rentrer déjeuner à l’hôtel avant de revenir au studio pour l’enregistrement à 16 heures 30. On m’introduisit dans une petite pièce où je regardai le début du show sur un écran de télévision encastré dans le mur. Puis on m’emmena au maquillage. Les poils des brosses étaient doux et glissaient sur ma peau. Je me sentis étonnamment détendu quand on m’accompagna jusqu’au plateau et qu’on me montra où je devais me tenir pendant la publicité. Puis j’entendis David m’annoncer au public et je reçus du responsable de plateau le signal d’avancer. Suivant les répétitions du matin, je m’avançai en relevant la tête et je serrai la main de David avant de m’asseoir. Je me rappelais qu’il fallait que je garde un contact oculaire pendant l’interview. Le public était suffisamment loin, caché derrière les lumières du plateau et je ne pouvais pas le voir. Je ne pouvais que l’entendre. C’était mieux pour moi, parce que cela me donnait l’impression que David était la seule personne à qui je parlais. Il commença par des questions sérieuses sur mon autisme et sur les crises d’épilepsie que j’avais eues enfant. Il me complimenta même sur mes aptitudes sociales et le public commença à applaudir. À partir de ce moment-là, je ne fus plus anxieux du tout. Quand je commençai à raconter ma tentative de record de décimales du nombre pi, David m’interrompit et dit combien il aimait la tarte (pie en anglais) et le public se mit à rire. Il me demanda quel jour de la semaine il était né après m’avoir donné sa date de naissance, le 12 avril 1947. Je lui dis qu’il était né un samedi et qu’il aurait 65 ans en 2012, un jeudi. Le public applaudit bruyamment. À la fin de l’interview, David me serra vigoureusement la main et à ma sortie toutes les coulisses applaudirent. Beth me complimenta et me dit combien j’étais calme et plein de sang-froid à la télévision. Cette expérience me montrait plus qu’aucune autre que j’étais désormais vraiment capable d’avancer dans le monde, de faire tout seul des choses que la plupart des gens considèrent comme acquises : voyager à l’improviste, rester seul dans un hôtel ou marcher dans une rue animée sans avoir le sentiment d’être submergé par les différentes visions, les bruits et les odeurs tout autour de moi. Je me sentais ivre à la pensée que tous mes efforts loin d’être vains, m’avaient emmené au-delà de mes rêves les plus fous.
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Le film documentaire Brainman a été diffusé pour la première fois en mai 2005 en Grande-Bretagne et a battu des records d’audience. Depuis, il a été montré ou vendu dans plus de quarante pays dans le monde, depuis la Suisse jusqu’en Corée du Sud. Je reçois régulièrement des e-mails et des lettres de gens qui ont vu le documentaire et qui ont été touchés ou inspirés par lui. C’est excitant de penser que mon histoire peut servir à autant de gens.
La réaction de ma famille au documentaire fut également très positive. Mon père me dit qu’il était très fier de ce que j’avais été capable d’accomplir. Depuis qu’une chute récente l’a laissé partiellement handicapé, il doit vivre dans un environnement spécialement adapté où il est susceptible de recevoir des soins médicaux et du soutien à tout moment, à proximité de la maison familiale. Neil et moi, nous allons régulièrement à Londres pour lui rendre visite. En vieillissant, la santé mentale de mon père s’est stabilisée et il met même à profit son expérience en contribuant sous forme d’articles au bulletin d’information d’une association locale.
Je n’ai pas toujours ressenti un lien émotionnel fort avec mes parents, mes frères ou mes sœurs en grandissant et je n’en ai pas ressenti un manque particulier : ils ne faisaient pas partie de mon monde, tout simplement. Les choses sont différentes aujourd’hui : je suis conscient que ma famille m’aime et je sais tout ce qu’elle a fait pour moi pendant des années. Avec l’âge, mes relations avec ma famille s’améliorent. Je pense que tomber amoureux m’a permis de me rapprocher de mes propres sentiments, pas seulement pour Neil mais pour ma famille et mes amis, et de les accepter. J’ai de bonnes relations avec ma mère, nous parlons régulièrement au téléphone et j’aime nos conversations. Elle continue à jouer un rôle de soutien très important dans ma vie, en m’encourageant et en me rassurant, ainsi qu’elle l’a toujours fait.
La plupart de mes frères et sœurs sont maintenant de jeunes adultes, comme moi. Je ne me suis pas beaucoup mêlé à eux, quand nous étions enfants, mais à présent, nous sommes beaucoup plus proches – et j’ai beaucoup appris sur chacun d’eux. Mon frère Lee travaille à la supervision des chemins de fer. C’est un passionné d’informatique et ma mère se lamente qu’en dehors de son travail, il ne fasse d’autre que rester assis devant un écran d’ordinateur.
Ma sœur Claire est dans sa dernière année à l’Université de York où elle étudie la littérature anglaise et la philosophie. Comme moi, elle s’intéresse beaucoup aux mots et à la langue et veut devenir institutrice.
L’Asperger de mon frère Steven réclame toujours énormément d’attention de la part de ma famille. Comme beaucoup de ceux qui relèvent du spectre autistique, il est également soigné pour dépression. Comme moi, il tourne en rond quand il réfléchit très intensément à quelque chose. Dans le jardin, il y a même un cercle qu’il a tracé à force de tourner en rond, encore et encore. Steven est un musicien ardent, particulièrement passionné par les instruments à cordes. Il a appris tout seul à jouer de la guitare et du bouzouki, une sorte de luth grec. Il possède également un savoir encyclopédique sur tout ce qui concerne son groupe préféré, les Red Hot Chili Peppers. Parfois, mes parents se plaignent des goûts vestimentaires de Steven qui porte des couleurs très vives (des chaussures orange par exemple) et change de coupe de cheveux toutes les semaines. Je ne crois pas qu’il faille s’inquiéter, il est tout simplement encore en train de se chercher : il teste différentes façons d’être plus à l’aise avec le monde qui l’entoure. Je sais, par ma propre expérience, que ce processus peut prendre du temps. Steven fait du bénévolat dans un magasin de charité du quartier et l’objet de son obsession actuelle concerne les triops, de petits crustacés que l’on considère comme la plus ancienne espèce animale. C’est une personne très gentille et très attentionnée, je suis fier de lui – et très confiant pour son avenir.
Mon frère Paul, qui a un an de moins que Steven, travaille comme jardinier. Il sait tout sur les plantes : comment les planter, où les mettre dans le jardin, quel type d’engrais ou quel degré d’ensoleillement elles nécessitent, etc. À chaque fois que j’ai besoin d’un conseil pour mon jardin, je sais que je peux lui demander.
Les jumelles ont bien grandi, elles aussi. Maria, l’aînée de dix minutes, a récemment passé son GCSE avec des A dans toutes les matières. Comme Claire, c’est un vrai rat de bibliothèque et elle passe beaucoup de temps à lire. Natasha vient de donner naissance à un fils, Matthew, ce qui a fait de moi un oncle, pour la première fois. J’ai une photo de mon neveu sur le buffet de la cuisine. Quand je la regarde, cela m’aide à me souvenir des miracles de la vie et de l’amour.
Mes deux plus jeunes sœurs, Anna-Marie et Shelley sont maintenant des adolescentes occupées et bruyantes. Shelley partage mon amour des livres et aime tout particulièrement ceux de Jane Austen et des sœurs Brontë.
Les visites à ma famille sont toujours des moments de bonheur pour moi. Je me sens de plus en plus proche de chacun d’entre eux, plus que je ne l’étais auparavant. Avec le recul, je leur suis extrêmement reconnaissant pour tout l’amour qu’ils m’ont donné et qu’ils continuent de me donner. Leur soutien a été l’une des raisons principales de mon succès dans la vie. À chacune de mes visites, je suis impatient de retrouver nos discussions sur les livres et sur les mots (et souvent, inévitablement, sur les Red Hot Chili Peppers). Je veux les entendre me raconter leurs expériences, leurs projets et leurs rêves pour le futur. Je ressens comme un honneur de faire partie de leurs vies.
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Je passe la plupart de mes journées à la maison. C’est là que je me sens le plus calme, le plus à l’aise et le plus en sécurité, parce qu’il n’y a qu’ordre et routine tout autour de moi. Le matin, je me brosse toujours les dents avant de prendre ma douche. Je brosse chaque dent individuellement et rince ma bouche après avec de l’eau. Quand je me lave, j’utilise des huiles naturelles – de théier et de jojoba – pour que ma peau reste douce et propre. Le savon est trop asséchant et me démange. Au petit déjeuner, je mange du porridge. J’aime la texture de l’avoine sur ma langue. Je bois des tasses de thé chaud, ma boisson favorite, avec du lait écrémé, tout au long de la journée.
Régulièrement, je fais la cuisine parce que c’est une activité manuelle qui me détend. Une recette est comme une opération mathématique ou une équation. Le produit (un gâteau aussi bien qu’un ragoût) est la somme de ses parties. Les ingrédients d’une recette ont des relations entre eux : si vous divisez par deux ou que vous multipliez par deux un ingrédient, vous devez le faire pour les autres aussi. Prenons par exemple une recette simple de gâteau pour six personnes :
6 œufs
340 g de farine
340 g de beurre
340 g de sucre blanc
De fait, on peut également l’écrire de cette façon :
6 œufs + 340 g de farine + 340 g de beurre + 340 g de sucre blanc = un gâteau (pour six personnes)
Pour préparer le même gâteau pour trois personnes au lieu de six, je change le facteur du gâteau – qui devient 3/6, c’est-à-dire 1/2 – et je divise logiquement chaque quantité par deux (3 œufs, 170 grammes de farine, etc.) pour obtenir une nouvelle équation.
Je cuisine une grande partie de ce que nous mangeons à partir de recettes simples que je trouve dans des livres ou que me donnent mes amis ou nos familles. Nous faisons notre pain et notre propre beurre de cacahuète pour nos sandwiches de midi. Parfois, je prépare aussi du lait d’avoine et des yaourts pour les petites faims, ou une tarte très savoureuse et très légère avec les pommes de notre jardin. Neil fait même du cidre frais. Il m’aide souvent à la cuisine. Travailler ensemble sur une recette est une occasion de m’entraîner à la coopération et à la communication, comme à l’intérieur d’une équipe.
Le jardin possède un grand potager où nous cultivons des oignons, des petits pois, des pommes de terre, des tomates, des choux, des laitues et des herbes – comme la menthe, le romarin et la sauge. Je prends beaucoup de plaisir à travailler dans le jardin parce qu’il est calme, qu’il y a de l’air frais et du soleil, et parce que j’aime écouter les oiseaux qui chantent ou regarder les insectes qui rampent prudemment autour des arbres et des plantes. Le jardinage permet de faire de l’exercice et de se détendre. Il réclame de la patience et du dévouement, et il m’aide aussi à me sentir mieux connecté au monde qui m’entoure.
Il y a un fort sentiment de paix et de satisfaction qui vient d’une vie plus en autarcie. Une soupe de tomates fraîchement cueillies, cultivées par nous, a bien plus de goût que n’importe quelle soupe achetée dans le commerce. Mes amis aiment les cartes d’anniversaire personnalisées que je fais pour eux avec du carton, un stylo et des crayons de couleur. Notre alimentation ne nous coûte pas cher parce que je prévois tous les repas de la semaine à l’avance et que je fixe un budget avant d’aller faire les courses. Environ un tiers de la nourriture cultivée pour la consommation en Grande-Bretagne finit à la poubelle, en grande partie parce que les gens achètent plus que ce dont ils ont besoin.
Un temps, nous allions toutes les semaines au supermarché du quartier, comme la plupart des gens. Cependant, je me fermais régulièrement, je devenais anxieux et sauvage à cause de la taille du magasin, du grand nombre de clients et de la multitude de stimuli autour de moi. Les supermarchés sont souvent surchauffés, ce qui me pose un problème car la peau me démange et que je me sens mal à l’aise quand il fait trop chaud. Il y a aussi ces lumières éblouissantes et fluorescentes qui me blessent les yeux. La solution fut d’aller faire nos courses chez les commerçants du quartier, ce qui est à la fois plus agréable pour moi, souvent moins cher, et une manière de soutenir le petit commerce de notre communauté.
Quand nous faisons des courses, Neil prend toujours le volant car je ne sais pas conduire. J’ai tenté deux fois le permis, j’ai pris de nombreuses leçons et deux fois je l’ai raté. Les autistes ont souvent besoin d’expériences plus longues, d’entraînement et de concentration supplémentaires pour apprendre à conduire. C’est parce que nos aptitudes spatiales, nécessaires pour conduire, sont souvent médiocres. Une autre de nos difficultés est d’anticiper le comportement des autres conducteurs, qui n’est pas toujours réglementaire – ce qui n’est pas compréhensible pour nous. Heureusement, cela ne gêne pas Neil de conduire pour deux.
J’ai un certain nombre de projets pour l’avenir. L’un d’entre eux est de continuer à soutenir des organisations caritatives comme la National Autistic Society et la National Society for Epilepsy car c’est important pour moi. Quand je donne une conférence au profit d’une organisation caritative, devant un public nombreux, je m’assieds ou je me tiens de manière à voir Neil, et j’imagine que je ne parle que pour lui – afin de ne pas être trop nerveux.
J’ai également l’intention de continuer à travailler avec des scientifiques et des chercheurs pour comprendre mieux encore la manière dont fonctionne mon cerveau. À la suite de mon record européen de décimales de pi et du film documentaire Brainman, j’ai été inondé de demandes d’études venant du monde entier. En 2004, j’ai rencontré l’un des spécialistes les plus reconnus du syndrome savant, le Dr Darold Treffert, dans le Wisconsin. C’est au cours de cette rencontre que j’ai appris que je remplissais tous les critères du syndrome savant. Depuis lors, j’ai contribué régulièrement à des projets de recherche. En voici deux exemples :
En 2004, le Pr Daniel Bor, de la Médical Research Council Cognition and Brain Sciences Unit de Cambridge, réalisa une étude sur ma capacité à traiter une suite d’informations numériques et à les restituer dans un ordre correct. À chaque étape de l’expérience, on m’asseyait devant un écran d’ordinateur où défilaient des suites de chiffres à raison d’un chiffre toutes les demi-secondes. À la fin de chaque suite, on me demandait de taper les chiffres sur l’ordinateur. Mon record fut de douze chiffres, soit deux fois la normale, comprise entre six et sept. Quand, pour évaluer le rôle de ma synesthésie, l’ordinateur affichait des nombres aléatoirement colorés, mes performances tombaient à dix ou onze chiffres. Le Pr Bor me dit qu’il n’avait jamais vu personne dépasser neuf et que mon score était extrêmement rare.
Neil Smith, professeur de linguistique à l’University College de Londres, conduisit une expérience à l’été 2005 sur la manière dont je traite certaines constructions de phrases. Les phrases en question procédaient toutes de ce que les scientifiques appellent la « négation méta-linguistique », c’est-à-dire lorsque la négation n’est pas exprimée par les mots de la phrase mais par la manière de les exprimer. Par exemple, quand on montre à la plupart des gens la phrase : « John n’est pas grand, c’est un géant », on comprend facilement que John est d’une telle taille qu’on ne peut pas simplement dire qu’il est grand. Cependant, je ne suis parvenu à cette distinction que parce qu’on me l’a soigneusement expliquée. L’expérience a démontré que je considère ce genre de phrases comme contradictoire et difficile à analyser grammaticalement. C’est une difficulté, commune à tous les autistes, due à la littéralité de notre pensée et de nos processus de compréhension.
J’espère que mes aptitudes pourront aussi aider les gens, à l’avenir, en encourageant la promotion d’une plus large appréciation des façons d’apprendre. L’apprentissage visuel peut profiter à beaucoup de « neurotypiques », comme aux autistes. Par exemple, utiliser différentes couleurs pour différencier les noms, les verbes ou les adjectifs peut permettre une introduction efficace à la grammaire. De manière similaire, dans les cours de langues en ligne que j’écris pour mon site Internet, le vocabulaire est présenté avec des lettres de différentes tailles, afin de donner à chaque mot une apparence unique. Des lettres rares comme q, w, x et z sont imprimées en petits caractères, alors que des lettres courantes comme b, c, f, et h sont en taille standard et que des lettres très fréquentes (les voyelles et certaines consonnes comme l, r, s et t) sont en gros caractères. Ainsi, le mot allemand zerquetschen (écraser) est écrit zerquestchen, le mot français vieux, vieux, et le mot espagnol conozco (je sais), conozco.
Toutes mes aspirations personnelles sont vraiment simples : continuer à faire des efforts pour que ma relation avec Neil soit meilleure, pour que mes aptitudes à communiquer s’améliorent, pour apprendre de mes erreurs et pour prendre de temps en temps un jour pour moi. J’espère également devenir encore plus proche de ma famille et de mes amis – grâce à ce livre, ils pourront me connaître et me comprendre un peu mieux.
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Je me souviens de manière toujours très vivante de l’expérience que j’ai vécue, adolescent, allongé sur le sol de ma chambre, à regarder le plafond. J’essayais de me représenter tout l’Univers dans ma chambre, j’essayais d’avoir une compréhension concrète de ce qu’était le « tout ». Dans mon esprit, je fis un voyage jusqu’aux marges de l’existence et j’explorai tout cela en me demandant ce que j’allais trouver. À ce moment-là, je me sentis vraiment mal et je perçus mon cœur qui battait fort dans ma poitrine parce que, pour la première fois, j’avais compris que la pensée et la logique avaient leurs limites et ne pouvaient pas emmener quelqu’un plus loin. Le fait de m’en rendre compte m’effrayait et il me fallut beaucoup de temps pour m’y faire.
Beaucoup de gens sont surpris quand je leur dis que je suis chrétien. Ils imaginent que croire en Dieu ou explorer des chemins spirituels est incompatible ou très difficilement compatible avec le fait d’être autiste. Il est absolument vrai que mon Asperger rend l’empathie ou la pensée abstraite plus difficiles pour moi. Mais cela ne m’empêche pas de penser à des sujets profonds, qui concernent la vie et la mort, l’amour et les relations, par exemple. En fait, beaucoup d’autistes tirent de réels bénéfices de leurs croyances religieuses ou de la spiritualité. L’emphase religieuse du rituel, par exemple, est une aide pour les personnes atteintes de troubles du spectre autistique car la stabilité et la solidité qu’elle apporte leur sont précieuses. Dans un chapitre de son autobiographie[27] intitulée Stairway to Heaven : Religion and Belief, Temple Grandin, une femme autiste, écrivain et professeur de zoologie, décrit sa vision de Dieu comme une force qui organise l’Univers. Ses convictions religieuses viennent de son expérience lorsqu’elle travaillait dans les abattoirs et de son sentiment qu’il doit y avoir quelque chose de sacré dans la mort.
Comme beaucoup d’autistes, mon activité religieuse est avant tout intellectuelle plutôt que sociale ou émotionnelle. Quand j’étais au collège, je n’avais aucun intérêt pour l’éducation religieuse et je ne croyais pas que la possibilité d’un Dieu ou d’une religion puisse être d’un quelconque soutien dans la vie quotidienne des gens. Parce que Dieu n’était pas quelque chose que je pouvais voir, entendre ou sentir, et parce que les arguments religieux que je lisais et que j’entendais n’avaient aucun sens pour moi. Mon revirement date de ma découverte des œuvres de G. K. Chesterton, un journaliste anglais qui écrivit beaucoup sur sa foi chrétienne au début du XXe siècle.
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Chesterton était une personne remarquable. À l’école, ses professeurs disaient de lui que c’était un « rêveur » qui n’avait pas pris « le même avion que les autres ». Adolescent, il avait fondé un club de débats avec des amis où il discourait parfois pendant des heures. Avec son frère Cécil, il débattit un jour pendant dix-huit heures et trente minutes. Il pouvait citer de mémoire des chapitres entiers de Dickens, et d’autres auteurs, et se souvenait de l’intrigue de dix mille romans pour lesquels il avait fait des fiches de lecture dans une maison d’édition. Ses secrétaires rapportent qu’il leur dictait un essai pendant que, lui, était en train d’en écrire un autre sur un autre sujet. Oui, il était souvent perdu, tellement absorbé dans ses pensées qu’il devait parfois téléphoner à sa femme pour se rappeler comment rentrer chez lui. Il avait également une fascination pour les choses du quotidien, ainsi qu’il l’écrit dans une lettre à sa femme : « Je ne crois pas qu’il y ait personne qui prenne autant que moi un plaisir sincère aux choses telles qu’elles sont. L’humidité de l’eau m’excite et m’enivre. L’ardeur du feu, l’inflexibilité du fer, la saleté indicible de la boue. » Il n’est pas impossible que Chesterton ait été à la frontière du spectre autistique, à la frontière de son haut niveau. En tout cas, je me suis souvent senti proche de lui en le lisant.
Lire Chesterton adolescent m’aida à comprendre intellectuellement Dieu et le christianisme. Le concept de la Trinité, d’un Dieu qui est une relation vivante et aimante, était quelque chose que je pouvais me représenter mentalement et qui signifiait quelque chose pour moi. J’étais également fasciné par l’idée de l’Incarnation, de Dieu se révélant Lui-même dans le monde, tangible, humain, en Jésus-Christ. Pourtant ce n’est qu’à vingt-trois ans que je décidai de participer à des cours de catéchisme à l’église locale. Ces cours collectifs hebdomadaires avaient pour but de transmettre les bases du christianisme. Je n’étais pas intéressé par la prière pour me guider dans la vie, ni par les expériences des autres, je voulais des réponses à mes questions. Heureusement, par ses livres, Chesterton répondit à toutes mes questions. À Noël 2002, je devins chrétien.
Mon autisme ne me permet pas toujours de comprendre ce que les autres pensent ou ce qu’ils sentent dans certaines situations. Pour cette raison, mes valeurs morales sont plus fondées sur des idées logiques, qui font sens pour moi et auxquelles j’ai beaucoup réfléchi, que sur l’exemple des autres. Je sais qu’il me faut traiter chaque personne que je rencontre avec gentillesse et respect parce que je crois que chacun est unique et à l’image de Dieu.
Je ne me rends pas souvent dans les églises parce que je suis rapidement mal à l’aise s’il y a trop de monde. Pourtant, à l’occasion, lorsque j’y suis allé, j’ai toujours trouvé cette expérience intéressante et troublante. L’architecture est souvent complexe et belle, et j’aime vraiment ce sentiment d’espace au-dessus de moi, quand je lève les yeux au plafond. Enfant, j’adorais écouter les psaumes et les chants. La musique m’aidait de fait à faire l’expérience de sentiments décrits généralement comme religieux, telles la transcendance ou l’unité. Mon chant préféré était l’Ave Maria. Dès que je l’entendais, je me sentais complètement enveloppé par la musique.
Certaines de mes histoires préférées viennent de la Bible, comme l’histoire de David contre Goliath. Beaucoup d’entre elles utilisent un langage imagé et symbolique qui me permet de visualiser les scènes, et cela m’aide à comprendre le récit. Il y a beaucoup de très beaux passages dans la Bible, mais j’aime particulièrement l’épître aux Corinthiens : « La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. […] Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité[28]. »
On dit que chacun connaît un moment parfait, de temps en temps, une expérience de paix complète et de lien avec le monde, comme quand on regarde la vue depuis la tour Eiffel ou qu’on contemple une étoile en train de mourir. Je n’ai pas vécu beaucoup de moments de cet ordre, mais comme dit Neil, ce n’est pas grave car ce qui est rare est encore plus particulier. Le plus récent est survenu l’été dernier à la maison – ces moments surviennent souvent quand je suis à la maison – après un repas que j’avais fait et partagé avec Neil. Nous étions assis tous les deux dans le salon, rassasiés et heureux. Soudain, je fis l’expérience de m’oublier moi-même et, pendant ce moment bref et brillant, j’eus l’impression que toute mon anxiété et mon mal-être disparaissaient. Je me tournai vers Neil pour lui demander s’il avait ressenti la même chose. Cela avait été le cas.
J’imagine ces moments comme des fragments ou des éclats éparpillés sur une vie entière. Si quelqu’un pouvait les coller bout à bout, il obtiendrait une heure parfaite, voire une journée parfaite. Et je pense que cette heure ou cette journée le rapprocherait de ce qui fait le mystère d’être un humain. Ce serait comme un aperçu du paradis.